Une histoire de transmission
Le projet "Parrains Marins" a été créé par Sébastien de Larminat et Éric d'Aboville en vue de participer à la Cap Martinique 2022. L'essence du projet ? Se servir de la vitrine de la course au large pour trouver des parrains aux Enfants du Mékong !
Leur course a permis à une centaine d'enfants de trouver un parrain.
Voici le récit de leur aventure, à travers leurs lettres à Pey Pitu et Pochit, leurs filleuls respectifs.
Lettres de Sébastien à Pey Pitu
Lettre à Pey Pitu n°1 - Une aventure a venir.
Cher Pey Pitu, Le gars que tu vois là, c’est Éric d’Aboville, un ami de 30 ans. Sa famille est connue car l’un d’eux a traversé l’Atlantique puis le Pacifique à la rame. C’est avec lui que j’ai décidé de traverser l’Atlantique, en souquant non pas sur des avirons mais sur des bouts, car c’est à la voile que nous projetons de partir aux Antilles. Sur un bateau de course que nous avons nommé Les Parrains Marins, pour témoigner de la joie que nous avons à te parrainer toi Pey Pitu et un autre garçon, Phochit, le filleul d’Eric qui a 4 ans de plus que toi. Oui, c’est à vous deux que nous dédions notre course qui durera 3 semaines au mois de mai de l’an prochain. Pour l’instant, nous en sommes aux entraînements et nous traversons le Golfe de Gascogne pendant 3 jours. Toi qui vis dans les rizières, imagines toi : une immensité d’eau d’un bleu aussi profond que sont pures les vertes étendues dont tu as l’habitude. Cette nuit, la mer a été fidèle à sa réputation ici au large des Sables d’Olonne, forte, hachée, avec de telles rafales que nous avons dû changer deux fois de voile dans la nuit. Ramener les 90 m2 du grand spi quand le vent est devenu trop fort nécessite un peu d’expérience. C’est pour cela que nous allons passer un peu de temps en mer avant de partir au grand large. Mais toi aussi, mon bon Pey Pitu, tu as appris les techniques de la rizière avec ta Maman, je serais heureux que tu me les apprennent. Au moment où je t’écris, j’aperçois au loin le phare de Cordouan dressé au milieu d’un banc de sable. Figure toi qu’il tient son nom des habitants d’une ville d’Andalousie, Cordou, dont les habitants venaient ici en bateau, jusqu’en France vendre leur cuir. Je te tiendrai au courant de la suite de nos aventures et attends de tes nouvelles. Je t’embrasse. Ton parrain, Sébastien
Lettre à Pey Pitu n°2 - Conscience de notre incompétence.
Cher Pey Pitu, Voilà déjà plusieurs mois que nous n’avons pas échangé. Depuis le mois d’août, notre projet a bien progressé. Nous avons mesuré toute l’étendue du projet que nous avons entrepris. Pour tout te dire, ce week-end, nous sommes en mer avec 18 autres bateaux qui vont courir comme nous, contre nous, la Cap Martinique en mai prochain. Mais ce week-end, c’est ensemble que nous nous entraînons et partageons nos expériences. Et bien : c’est le choc, une grande claque, même. Nous sommes passés avec Éric d’une incompétence inconsciente… à la conscience de notre incompétence. Nous avons été largués tout le week-end, incapable de discerner comment progresser face à cet océan de sujets sur lesquels nous ne sommes pas au niveau. C’est une course amateur, mais il y a amateurs et amateurs. Et nous, nous sommes vraiment des amateurs ! Ce n’est pas à toi que je vais apprendre comment vivre face aux difficultés. J’ai l’impression d’être face à un gouffre ce soir, ne sachant pas par où commencer… Je voulais te dire, Pey Pitu, ce soir, c’est toi qui me motive à poursuivre, ton exemple à 10.000 km de notre bateau m’inspire. Alors merci. Ton parrain, Sébastien
Lettre à Pey Pitu n°3 - Sacré départ.
Cher Pey Pitu, Ça y est, notre transatlantique n’est plus un projet, c’est une réalité. Le départ n’a pas eu lieu comme prévu à 14:52 avec le décompte des 8 minutes. Il s’est imposé peu à peu. Sur les pontons, depuis une semaine, les coureurs se toisent dans une mélange d’humilité et d’humour, comme pour déjouer le sort d’une course que chacun voudrait gagner mais dont les enjeux restent encore très théoriques. Juste avant le départ, Olivier, l’un des coureurs, accourt sur notre catway avec le même ton rigolard par lequel il nous exhortait à nous attendre, lui qui navigue sur le rapide SunFast 3300… face à notre JPK 960, le plus lent de la flotte. Et nous lance : les gars, vous déconnez pas, vous êtes attendus en Martinique. Je ne comprends pas, où est la blague ? Et il poursuit, sérieux : si besoin on sera là, on viendra vous chercher, mais déconnez pas, vous êtes attendus à l’arrivée. Tout est dit, solidarité des marins, partage d’expérience aux bizus. On y est, ça va partir ! La veille déjà, Fabrice, un de mes associés, m’a inconsciemment poussé en mer par message interposé : belle leçon de vie, il faut assouvir ses rêves, je m'y mets tout de suite, bon vent. Je réalise qu’au delà des mots c’est bien un de mes vieux rêves que je suis en passe de réaliser. Avec mon copain Dabo. Tout s’accélère, on largue les amarres. La sono annonce les Parrains Marins, Enfants du Mékong et notre objectif de 600 parrainages, 600, c’est le mot qui fait monter l’émotion. Avec tant de visages connus et inconnus qui nous saluent et nous encouragent. Je connaissais l’ambiance des départ côté quai. Elle est encore plus pure coté mer. Cette course aux parrainages nous lancent une seconde fois. Je partage notre émotion avec Camille restée à bord. Tout juste le temps de l’embrasser, de promettre à Florence que je prendrai soin de mon co-skipper, nous sommes concentrés : identifier la ligne de départ entre cette multitude de bateaux. Et éviter une nouvelle collision. Les amis sont là, la famille aussi, sur un immense cata affrété pour l’occasion. Ils sont beaux, souriants. Ils sont là, les mots manquent pour leur dire ma joie, je reste dans le silence. La vie à bord est à construire. Les quarts à installer. Et ça fait quand même 30 ans que s’est achevée notre dernière coloc avec Dabo. On a des marques à retrouver… Ton parrain, Sébastien
Brève Jour 4
Carnet de bord Seb - 4 mai 2022. Bon, on a passé le Cap Finisterre. Comme prévu, conditions musclées. On a bien eu, comme prévu, des rafales à 31 noeuds, force 7. Nous étions sous génois et un ris, avec des excellentes vitesses moyennes de 9 noeuds. L’impression est dingue. Il faut imaginer nuit noire, montagnes russes, on sent le bateau vibrer avec la vitesse, mais on ne voit rien d’autres que quelques écumes : en fait la seule chose que l’on gère c’est l’angle du bateau par rapport au vent. Plus de 160° et on risque l’empannage, moins de 150°, ça part à 11 noeuds… dans la mauvaise direction ! Mon quart était entre 1h30 et 4h30 et quand Dabo m’a relayé, le jour commençait à poindre, les étoiles qui me guidait mon angle disparaissent et les creux m’ont donné l’impression, en remontant une vague, la première que je vois, de tomber dans le ciel plus clair, comme d’une falaise. Et si c’était vrai que l’océan s’arrête quelque part ?
Brève Jour 6
Carnet de bord Seb - 6 mai. Pas de nouvelles depuis 2 jours ? Vous allez comprendre. Avant-hier 4 mai, nous étions toujours sans pilote ! Puisqu’il y a contrainte, ne boudons pas notre plaisir, barrons ! En l’occurrence aujourd’hui les conditions sont hard, la mer est un champ de bosse. Il fait maintenant jour. Je barre ce bateau de course comme on surfe une descente à La Plagne. Souple à la barre le bateau est naturellement enclin à surfer la première vague venue, la même impression de liberté, quand ski aux pieds, on décide virage après virage, la trajectoire de sa descente. Sauf qu’ici on a non seulement la gravité avec la hauteur des vagues mais aussi la puissance des vagues et celle du bateau. Un régal ! Juste un brin de pression sur la barre et tu prends cette vague plutôt que cette autre. Et le bateau pique du nez, relève l’arrière sur la vague déjà haute et là, contemplation, l’océan est notre terrain de jeu avec des vagues dorées à perte de vue. Le bonheur est là. Je vis cet instant au présent. Un présent qui ne s’encombre pas de la fatigue accumulée par la nuit d’hier. Ni par la crainte de la prochaine. Un présent qui ne sait pas encore si cette vague accélérera plus que la suivante. Oh 13,82 noeuds au compteur. Et les dauphins sautent, certains tout le corps hors de l’eau au milieu des vagues dorées par le soleil de midi. A chacun je dis merci. Merci du spectacle. L’un a dû entendre fredonner ma jubilation et vient presque me caresser, à un mètre. Glisser dans une telle ambiance est magique ! —— Et la nuit suivante ? Cette nuit là, je m’en rappellerai. Je commence le quart, Dabo va dormir et rêver d’étrave et de pinoche, ou de comment remplacer une pièce du pilote en kevlar par une latte de spare. Mêmes surfs qu’en journée, mais sans vision, c’est pas le même plaisir. Ou alors, il va falloir que j’apprenne, Alban. J’en suis réduit à une nouvelle navigation aux instruments, les yeux fixés sur ces 3 foutus cadrans, vitesse, angle et cap. Écrans rouges pour préserver les yeux ? J’en ai barré jusqu’à la douleur oculaire. J’ai juste envie de me barrer, raccrocher les gants et faire cap sur Lisbonne, c’est plus près que Madère. On va jamais tenir. Allez encore 5 minutes puis je réveille Dabo en tapant sur la coque avec la manivelle. J’attends encore pour tenir aussi longtemps que possible pour qu’il dorme car après il devra tenir jusqu’à ce que le vent se calme. Et il a tenu une bonne partie de la journée. Ça me rebooste quelques minutes. Impossible de quitter la barre. J’ai la curieuse impression de revivre la conduite sur autoroute les jours de fatigue. Sauf que la prochaine aire d’autoroute est dans 3 jours. On va jamais tenir. Et je tiens, je chante, je hurle des chansons idiotes, Dabo peut être m’entendra. Le temps qu’il enfile sa veste de quart, des bottes, et son bonnet, que c’est long ! Je vais lâcher la barre avant qu’il ne sorte… Que cette nuit a été longue ! J’ai encore tenu jusqu’au petit jour. Je m’écroule.
Brève Jour 6 (suite)
Carnet de bord Seb - 6 mai. Aujourd’hui journée magnifique, à plusieurs titres. On a rangé les pull en laine et les vestes de quart d’hiver, devant la chaleur du sud Portugal. Mais surtout, ON A RÉPARÉ LE PILOTE. Pour fêter cela, baignade par 4.000 mètres de fond au milieu de la grande bleue, à 200 miles au large de Lisbonne. Le stop envisagé à Madère est pour l’instant ajourné. La course repart pour de vrai. Nous passons donc enfin la première nuit sous spi ET sous pilote. Les quarts ne sont plus tout à fait les mêmes.
Brève Jour 7
Carnet de bord Seb - 7 mai. En fin de soirée, quand nous avons empanné pour notre dernier bord vers Madère, oh surprise, nous découvrons à l’AIS non pas les cargos de service habituels mais un concurrent, le Pogo 30 de Pascal. Il est maintenant 2:47 du matin, UTC, nous sommes sur le même bord et petit à petit, l’écart entre nous diminue, nous grignotons quelques pouillièmes de miles, heure après heure. L’ambiance de course revient de manière plus vive, nous sortons et devisons sur les meilleurs réglages pour arriver à le dépasser avant Madère. Nous avons 9 heures pour gagner 3 miles. A angle constant, ça se joue à 0,3 noeuds de moyenne. Profitant de notre duo (il est en solo), nous choisissons un angle bas, moins de route, quand il a préféré la vitesse sur un angle plus haut. Nous serons fixés demain matin. Il y aura donc aussi une potentielle route de collision à gérer. Bonne nuit ! Nous, nous sommes excités comme des puces…
Brève Jour 8
Carnet de bord Seb - 8 mai. Course contre un concurrent à l’approche de Madère Deux à prendre le départ. Deux à endurer les conditions du Cap Finisterre. Deux à apporter chacun ses talents pour réparer. Deux à profiter des joies de la navigation dans les conditions idéales du sud de l’Espagne et du Nord Magreb. Deux à profiter de la beauté des paysages. Deux à déguster (mais parfois challenger) la qualité de la nourriture en sauce étoilée. Deux à attendre fébrilement les messages des nombreux nouveaux parrains. Deux copains. Deux à prendre le temps de rendre grâce, ensemble ou séparément. Deux parrains Marins. Deux doigts de la main. Mais parfois quand il s’agit de prendre des décisions de course dans l’urgence que nécessite une situation, ça rague parfois un peu dans le bastingage… Toujours deux doigts mais pas nécessairement de la même main. A deux doigts de gagner la course !
Lettre à Pey Pitu n°4 - Mécanique de l’endurance.
Cher Pey Pitu, Je médite sur la course au large. Est-ce avant tout un sport mécanique ou une course d’endurance ? Je m’explique. Depuis 3 jours les pépins mécaniques ont fleuris. 1/ l’antenne VHF dévissée menaçait de tomber. C’est résolu mais il a fallu hisser l’un de nous au mât. 2/ Nous avons ensuite découvert une voie d’eau à l’étrave, issue de la réparation de notre avarie de mars. La sous-barbe du bout-dehors, mal étanchéifiée, laissait filer de l’ordre d’un seau d’eau de mer toutes les demi-heures. En découpant à la scie sauteuse un élément non structurel, nous avons accédé à l’étrave pour réparer avec une pinoche et du Cika. Nous avons réduit à un demi-seau par 24 heures, tout va mieux ! 3/ plus grave, le pilote automatique a rendu l’âme, plus précisément c’est une petite pièce qui a du jeu et empêche de transmettre au système NKE les informations d’angle de barre. Sans cela le système est aveugle. C’est là que commence la course d’endurance… Une concentration permanente. De jour, aidé par la vue d’ensemble, on peut encore lâcher la barre quelques petites secondes pour attraper une gourde ou un bout, mais de nuit, si le ciel couvre l’étoile qui sert de repère, il ne reste qu’à fixer inlassablement jusqu’à la douleur oculaire, l’écran rouge d’angle au vent. Un écart et c’est l’empannage ou le départ au lof ! Un coureur au large rencontré avant le départ nous disait : à bord, les émotions sont démultipliées, dans un sens comme dans l’autre. Il nous aura fallu trois jours pour l’expérimenter. Car il y a aussi des moments de pur bonheur. Midi, le soleil est haut, la mer est largement bousculée entre vagues puissantes et légèrement déferlantes. Un champ de bosse. La réverbération est digne de la haute montagne. Contemplation, l’océan est notre terrain de jeu avec des vagues dorées à perte de vue. Nous sommes même accompagnés régulièrement par des dauphins. Ce matin je peux prendre le temps de t’écrire car, le vent étant tombé autour de 20 noeuds, nous nous sommes risqués à installer le pilote de secours sous deux ris, ce pilote dont on prend si soin, car il est est maintenant notre seul chance de sommeil de plus de deux heures d’affilées. A bientôt. Ton parrain, Sébastien
Lettre à Pey Pitu n°5 - Vague à l’émotion.
Cher Pey Pitu, Depuis ma dernière lettre, nous avons réparé le pilote automatique. Tu n’imagines pas notre joie, avec Eric. De nouveau dans la course. Avec des concurrents pas loin. Monter, descendre, monter, descendre, monter… J’ai l’impression depuis quelque temps de vivre non pas dans un bateau de course mais dans un ascenseur, un ascenseur émotionnel. Après notre réparation de fortune d’avant hier, (qui a d’ailleurs forcé l’admiration d’Olivier), notre pilote a lâché, à nouveau. Rien à faire, on aura beau serrer, serrer, non plus les dents, mais l’écrou, ça finira toujours pas lâcher. Alors lâchons ! Lâchons tout. Quel gâchis, nous étions tout juste repartis, avec une belle régate contre l’un de nos concurrents à l’approche de Madère. Que nous avons d’ailleurs gagné, même si l’histoire ne le retiendra pas. Et donc, clac clac, au matin, après une lutte toute la nuit, double avarie, pilote et la seconde cloche à spi. Ces cloches ne tintent pas mais servent à accrocher le tangon du spi, cette grande voile d’avant qui se gonfle comme une bulle. Sans cloche, pas de tangon. Sans tangon, pas de spi. Sans spi, pas de vitesse. Sans vitesse, pas de transat. Et de toutes les façons, sans pilote, pas de sommeil. Sans sommeil, pas de transat, on a déjà expérimenté, merci. Rendons nous à l’évidence, il faut lâcher. D’autant que la route directe s’est refermée avec un anticyclone très bas. Il aurait fallu faire le tour par le Sud jusqu’au Canaries ce qui rajoute 450 miles, soit 3 jours de plus. Ça sent l’abandon. La ligne d’arrivée ferme le 28 mai. Sans spi, sans pilote, ou avec le temps d’une réparation, nous n’y serons jamais. L’expérience agit : ne jamais prendre de telle décision à chaud. On abandonnera sûrement, mais demain. Après une bonne nuit à terre. Mais hop, ça repart dans l’autre sens, à vous donner le mal de mer. D’ailleurs, à terre, ça tangue. Je le fais remarquer à Olivier, notre préparateur improvisé, qui usinera à façon une pièce pour notre pilote, dans la nuit (un dimanche soir, oui), orfèvrerie interrompue par une panne générale d’électricité. Si, si. Il profitera d’ailleurs de cette pause nocturne pour stopper le roulis dans son atelier. Qu’il en soit remercié. On n’abandonne donc plus, on est repartis. A peine 20 heures plus tard, nous naviguons avec le pilote le plus robuste** au monde. Je te passe, Pey Pitu, le faux départ avec la casquette de safran qui rend un dernier hommage à Olivier à la première reculade dans le port et lâche au moment de partir (second arrêt au stand de 10 minutes, un coup d’epoxy et de cika), les orques que nous croisons à la sortie du port (inoffensifs ceux-ci, fort heureusement), réputés pour attaquer les safrans des voiliers. C’est gag sur gag, où est la caméra ? Ça monte, ça descend, ça monte, ça descend, ça finit toujours pas remonter… Pey Pitu, n’aies jamais peur des vagues. Les vagues émotionnelles sont parfois les plus impressionnantes. La vie est ainsi faite. En bas, ça remonte. En haut, on a une très belle vue. Comme disait un ami, un regard peut tout changer *, du haut de la vague, tu vois et tu sais que ça finit toujours par remonter. En bas, tu ne vois plus, mais tu sais toujours. J’dis ça, mais je viens de prendre, à l’instant, une belle déferlante. mdr. Ton parrain, Sébastien * : Eric ou Dabo, c’est selon, mais c’est le même homme, mon co-skipper ** : so far so good * : aux éditions VousTrouverez
Brève Jour 9
Carnet de bord Seb - 9 mai. Que dire de plus que ce que nous avons échangé avec l’équipe à terre ces dernières heures ? En un mot, merci. Nous avons reçu tant de messages de soutien. Merci à tous. Nous les avons tous lus, et je dois dire qu’ils sont, chacun, du baume au cœur. Je vous invite à lire ma lettre #5 à Pey Pitu, sur le site ParrainsMarins.org Et puisque vous y êtes, à un clic se trouve la page de parrainage… vous avez chacun des perles à partager avec votre (futur) filleul. Lui, surtout, vous édifiera, à sa manière. Je vous invite aussi à lire nos frasques, sur LinkedIn ou Insta. Clin d’œil à l’un de nos sponsors. Nous faisons route vers les Canaries dans une belle houle, et pour contrôler le cap, bien installé dans un pouf au chaud, abrité du vent, je fais face à K-Ciopé.
Lettre à Pey Pitu n°6 - L’ordinaire.
Cher Pey Pitu, Deux hommes ordinaires ont pris la mer. Ce début de course, peut-être ordinaire pour un Cap Finisterre, convoqua quelques qualités, un sens marin, certes, mais aussi une force : endurante, réaliste et réfléchie. Une force somme toute assez ordinaire, ce n’est que le contexte dans lequel nous l’avons déployée, en mer et de manière publique, qui rend l’exercice remarqué. Non, ce début de course fut banalement assez ordinaire. Dur, certes, mais comme l’est ordinairement nos vies quand les circonstances de la vie nous y entraîne parfois. Nous n’avons chacun que trop d’expériences personnelles pour en témoigner. La seconde semaine de course est elle, en revanche, plus surprenante. Nous sommes scotchés dans le sud d’un petit anticyclone, dans une grande zone de molle, sans vent, qui devait se déplacer en sens opposé au nôtre. Imagine-toi, les vagues ont disparu, mais il persiste un longue onde de houle. Régulièrement le bateau pique du nez et remonte, les voiles battent bruyamment non par l’effet du vent mais simplement de la gravité, la hauteur de la houle. Le bateau n’avance pas. Du bruit, du soleil, de la chaleur, pas un pet d’air et de l’impuissance. Que faire ? On relance le spi à chaque souffle et on l’affale à nouveau, plusieurs fois par jour. Tenir la barre, oui, avancer de quelques centaines de mètres perdus dans les minutes suivantes. Et nous enchaînons molle sur molle, nous extirpant d’une, que pour mieux retomber dans une autre, la réalité des faits démentant toute prévision météo téléchargée. Ma patience est à rude épreuve. Autant tenir dans une adversité de conditions musclées correspond à mon tempérament, autant la passivité imposée par la pétole me ronge. Patience, patience. Il est bon en revanche de travailler sa patience. C’est aussi cela l’ordinaire de nos vies. Ton parrain, Sébastien
Brève Jour 13
Carnet de bord Seb - 13 mai. Vous qui êtes (bientôt) parrain d’un Enfant du Mékong, il faut que vous sachiez. Quand on prend un filleul, on peut interrompre son parrainage quand on le souhaite. Mais dans la réalité, les parrains poursuivent jusqu’à ce que l’enfant, devenu adulte, puisse lui même exercer un métier, subvenir à ses besoins, quitter ses parents, fonder une famille… Avant d’avoir pris un filleul Enfants du Mékong, j’avais déjà plusieurs filleuls de baptême, ici, en France. Un rôle ni de parent, ni d’éducateur, ni d’ami, et pourtant une présence, proche. Le filleul est finalement l’acteur principal de la relation à condition simplement d’entretenir la flamme, le parrain assiste au spectacle de la croissance, de la grâce, de la sagesse, de la maturité, de l’épanouissement, et de la formation d’une personnalité unique. L’occasion est trop belle, Mathilde, la première de mes filleule a 20 ans aujourd’hui. 20 ans que j’assiste en privilégié au spectacle de la vie de Mathilde, au fil de vacances familiales, d’écoute bienveillante, de discussions en tête à tête, de quelques témoignages, et, plus récemment de dîners rassemblant mes autres filleuls adultes, il est si bon de pouvoir parler en vérité et en confiance. 20 ans donc, et voilà une belle personnalité que ma Titi ! Oui, Mathilde est belle. Magnifique, sa beauté se lit à cœur ouvert sur son visage et s’illumine, voyez-vous… à chaque contrariété. Oui, tout est occasion de rire ou d’auto-dérision. Oh bien sûr elle a sa personnalité et ses humeurs… mais son dynamisme et sa grande confiance dans la vie déborde sur son visage, tout cela m’émerveille. Sa liberté farouche s’exprime par une joie communicative. Merci Mathilde pour ces bons moments de vie. Le parrainage est décidément un joli poste d’observation pour nous les parrains. En hommage à tous les parrains d’enfants de France ou du Mékong, je voudrais te souhaiter publiquement un anniversaire des plus joyeux et une 21ème année, qui débute aujourd’hui, la plus heureuse qui soit. Ton père assure la gestion de nos réseaux sociaux et de la publication de nos lettres, il assumera donc lui aussi avec moi la publication de cette lettre, merci Louis-Rob, dans sa sagesse et sa sagacité. Désolé, Mathilde. ps : je t’envoie ce que j’ai de meilleur ici, un poisson volant que j’ai apprivoisé. J’ai bien peur qu’il soit parti avec le vent pour venir jusqu’à toi. Ici on a pétole.
Lettre à Pey Pitu n°7 - POF-MOP.
Cher Pey Pitu, Quinze jours déjà que la mer file sous l’étrave. Si nous avons passé le tropique du Cancer hier, nous sommes encore loin de la moitié du parcours, nous qui espérions traverser en 3 semaines, 23 jours annoncions-nous fièrement avec la candeur du bizu-néophyte. Ce qui devait casser l’est déjà, ce qui ne l’est pas devrait tenir, espérons-le : les deux quinzaines ne ressembleront pas. Du rapport aux éléments, nous passons au rapport à l’incertitude. Le vent est revenu. Deux jours que nous sommes sous spi, sans cloche, elle a de nouveau cédé, le tangon tenant avec un brellage de dynema fixé directement sur le mât, sur le reste de cloche fêlée, et un bout’ tendu entre le tangon et un pontet au vent et au droit du mât. Pour soulager le brelage. Le dynema peut théoriquement soutenir des tonnes de tension. Advienne que pourra de notre cloche. Qu’elle sonne, qu’elle sonne, nous filons tambours battant. Sujet d’inquiétude ou de vigilance ?, tout est dans la disposition du cœur. Nous déchargeons déjà une part de ces soucis dans le plaisir à surfer vague après vague dans des vitesses de 9 à 12 noeuds. Un manque de concentration et le départ au lof malmène sévèrement le montage fébrile et fragilise l’installation. Et pourtant, il nous faut accepter le droit à l’erreur de barre, sans se soucier excessivement de ses conséquences. Oui, sans tomber dans l’inconscience (nous inspectons régulièrement le bateau), nous flirtons avec l’insouciance (à quoi sert de se soucier), sans baisser le niveau de notre exigence (nous avons quelques places à gagner). J’aime à maintenir cet équilibre instable. Comme l’assurance-durée de notre santé mentale, je vis cette culture d’entreprise que j’aime à partager avec mes équipes dans mon entreprise. Celle du POF-MOP, promis on fait du mieux qu’on peut. Ton parrain, Sébastien
Brève Jour 15
Carnet de bord Seb - 15 mai. Deux jours que le vent est revenu, comme je l’écris dans ma lettre du jour à mon filleul Pey Pitu. Nous recevons plein de messages de votre part, certains adressés par mail à notre adresse lesparrainsmarins@gmail.com, d’autres, de simples commentaires sur LinkedIn. Rien ne nous fait plus plaisir que quand le facteur passe, nous délivrant l’intégralité de vos messages, certains issus de personnes perdues de vue depuis des années. Merci à vous de vos encouragements. Puissions-nous aussi vous encourager à parrainer ne serait-ce qu’un Enfant du Mékong, ne serait-ce que vous : lui, ça lui changera sa vie. Cela se passe sur notre site parrainsmarins.org où sont consignées toutes nos lettres à nos filleuls depuis notre départ. Nos pensées et notre étrave sont désormais résolument tournées vers l’Ouest. Notre cœur reste en Orient…
Brève Jour 16
Carnet de bord Seb - 16 mai. Cette nuit un poisson volant est passé par le hublot. Le hublot côté cockpit. Dans un demi-sommeil je l’ai entendu se débattre, me demandant ce qu’était ce frétillement intempestif qui venait troubler mon sommeil. Mi-oiseau mi-poisson, on ne sait quel jour le Bon Dieu a pu les créer. Leur vol s’apparente à nos hirondelles les jours où elles présagent un mauvais temps, leurs ailes les mêmes teintes colorées que celles des libellules dans le soleil. Et plouf, ils disparaissent. Et paf, en voilà quatre sur le pont au matin. Au mauvais moment au mauvais endroit. Le mauvais sort change parfois de camp… —— Aujourd’hui la mer est formée, ce qui, comme souvent dans la vie, la rend plus belle, comme si elle devait accoucher d’une vie nouvelle. Dans ce chaos d’écume en mouvement, je retrouve parfois l’harmonie d’un paysage de vigne ou de pins quand, au détour d’une route bourguignonne ou landaise, les ceps ou plans sont parfaitement alignés sur des centaines de mètres : ici aussi, au détour d’un regard, je contemple l’harmonie du créateur, furtif, le temps d’un battement de cil, les vagues sont là. Et le même tableau du même maître, une heure plus tard. Quel talent ! —— Cet après midi le vent a encore forci, je la pressentais cette grossesse, ici on ne compte pas en kilos, mais vous mesdames ferez la conversion, nous sommes passés de force 5 à force 7. Quelle force de vie ! Celle du vent, des vagues, des voiles, de la tension dans le gréement. Et voilà que notre vitesse de pointe d’hier devient un minimum en dessous duquel nous ne descendons plus. Sous le soleil des tropiques, ce léger crachin breton est celui de l’écume qui nous vient à l’horizontal des vagues voisines. Divin rafraîchissement ! Dabo est à la barre, les glissades dépassent parfois la minute. Mais arrêtez moi ce barouffe, comment veux-tu que je trouve mes mots dans un potin de déferlement pareil ? Tel un bouddha digne du Mékong, je suis vautré dans le pouf, dans un bain de soleil, légèrement bercé au fond du cockpit, attendant patiemment mon tour de kif. Place d’observation comme nulle autre pareil. Les vagues viennent de l’arrière et, au ras de l’eau où je suis, elles paraissent, bouchant l’horizon, vouloir envahir le tableau arrière sans jamais y parvenir. Le bateau levant subitement le derrière pour la laisser passer dans un bruit et une accélération, point besoin de l’odeur pour que le bateau accélère comme un pet sur une toile cirée. Le visage de Dabo se contorsionne, voilà encore un départ au lof évité et une nouvelle accélération, la grimace se transforme en sourire d’une oreille à l’autre et un gémissement de satisfaction aussi long que le souffle le lui permet. Une nouvelle vague, plus haute et là, mèèèrde, dans un juron, le spi part en vrac, faceille brutalement dans une claquement ininterrompu de fouets à chien, Dabo tire la barre a lui pour abattre, perd quelques secondes à libérer l’écoute de GV, le bateau gîte plus qu’à l’accoutumée, même un sourd saurait qu’il y a eu légère erreur de barre. Peu à peu le safran reprend prise sur la vague. Je me risque à un conseil et vlan, dans ces moments, c’est évident, mieux vaut se taire. Foutu caractère quand même, bon, on s’en remettra.
Brève Jour 17
Carnet de bord Seb - 17 mai. Deux heures du matin. C’est le rafiot qui est pourri ? notre préparation trop superficielle ? Un vice caché ? Notre gestion de la course trop agressive ? La faute à pas d’chance ? Trop de ? Pas assez ? Nous ? D’autres ? Qui ? Pourquoi, merde ?! Pourquoi ou comment ? Comment ça a pu arriver ? On le sait pourtant que c’est le point faible des JPK 960 mais quand même ! Une énorme vis cisaillée net, une soudure de protection, surnuméraire à ce qui est prévu en série, le point de fixation de notre safran bâbord a lâché, provoquant une fissure longitudinale sur une bonne partie de sa hauteur. Le safran bâbord, celui qui souffre en priorité sur un bord tribord amure. Le dernier bord avant l’arrivée à la Martinique, un bord de… 1.800 miles nautiques. Ah, nous en avons deux des safrans, le JPK 960 est un bi-safran, sauf que l’autre est utile aussi voyez vous. Et non, nous n’allons pas les intervertir. Pas en mer. Et puis, à quoi bon ? C’est un bi-safran, nous avons besoin des deux safrans. Non, c’est vraiment la poisse ! Immédiatement hier soir, avant la tombée de la nuit, nous avons sécurisé le safran avec un bout’ ultra résistant, un brelage pour éviter qu’il ne finisse définitivement en deux parties, ou qu’il ne s’arrache. Nous avons affalé spi et génois pour un ORC, nous étions déjà sous un ris. Et prévenu le comité de course. Vous voulez connaître leur réaction ? Pas moi. Je veux bien l’oublier. Ils ont pourtant bien raison. Bien sûr qu’on pense à l’aggravation. Évidemment nous aurons les bons réflexes. Mais là, c’est verbalisé. Et si… et si… (oh il en suffit de deux). Bon, pour l’instant, le safran recouvert de dynema tient encore. Et l’autre safran n’a aucune raison de lâcher, sous-toilés comme nous sommes. Sauf si l’un arrache l’autre. Cette nuit, le pilote veille. Cap au 265 °. Au moins cette réparation « de pêcheur » de notre pilote tient. Merci Olivier !
Lettre à Pey Pitu n°8 - Bonne Espérance.
Cher Pey Pitu, Hier nous avons cassé un de nos safrans. Nous ne saurons jamais si nous aurions pu continuer, à vitesse réduite, vers la Martinique avec notre réparation de fortune. À poursuivre, le risque était de perdre ce safran bâbord. Si nous cassions celui qui reste, nous étions en détresse et il aurait fallu venir nous chercher. Sans safran, il aurait fallu évacuer le bateau, donc le laisser dériver ou le couler, ce qui est plus prudent pour les autres usagers de la mer. A deux, avec Dabo, nous avons pris la décision la plus prudente, nous alignant sur la position la plus raisonnable et la plus rationnelle, faire demi-tour, direction Cap Vert. Beaucoup rêverait de naviguer vers cet archipel paradisiaque, plages et cocotiers en veux-tu en voilà. J’ai plutôt le coeur lourd de naviguer à l’est, sauf à considérer que c’est en direction du Mékong que nous voguons maintenant. Suivant le règlement de course, nous avons encore 48 heures maximum à terre pour tenter une réparation et envisager un nouveau départ… pour arriver… une fois la ligne d’arrivée fermée. Cette dernière ouverture laisse à mon cœur le temps de la patience pour accepter le plus probable. Je me prends à rêver que notre transat’ ne soit que le début d’une traversée vers le Mékong, contournant Bonne Espérance puis traversant l’Indien (c’est là que l’on trouve le meilleur safran, non ?) . Avec toujours des Parrains Marins à bord, pas nécessairement les mêmes. Tout cela maintenant nous dépasse. Les prochains jours porteront des fruits, cela est certain. Bonne Espérance. Ton parrain, Sébastien
Brève Jour 18
Carnet de bord Seb - 18 mai. Le facteur passe, tel un poisson volant qui nous amène tous vos messages et commentaires sur LinkedIn. Nous avions commencé à vous répondre à chacun, personnellement. Nous ne pourrons pas poursuivre. Reste notre gratitude pour chacun de vous, qui nous avez suivis, écrits, parrainés… Il y en a trop. Merci du fonds du cœur à chacun pour ces attentions où nous retrouvons votre personnalité. Nous ne pourrons y répondre mais tous sont lus… et appréciés. Merci.
Brève Jour 19
Carnet de bord Seb - 19 mai. Ce matin notre safran ne tenait plus à aucune des deux fixations inférieures et supérieures, le safran était donc à l’horizontal sur l’eau tenant encore à l’une des deux ferrures tordues. Nous l’avons démonté et hissé à bord. Voilà au moins une bonne nouvelle, la pièce principale est là, prête à être stratifiée et remontée une fois arrivé au port. L’enjeu maintenant est de ne plus changer d’amure (virer de bord) car le safran valide n’aurait aucune utilité à la gîte sur l’autre bord. Notre arrivée au port est prévue dans 24 heures, nous avons réduit la vitesse. L’entrée au port ne sera pas évidente si on en croit la littérature, cf. PJ. Le port est prevenu et nous portera assistance à l'arrivée. ah, j'oubliais, le petit bout' du pataras s’est sectionné, probablement sous l'egfet des chocs encaissés dans les vagues, nous naviguons très près du vent pour eviter un virement de bord. Le moral est bon. Nous avons une bonne sono. Nous analysons chaque étape, l'une après l'autre, et agissons pour essayer d'anticiper la suivante. Merci à notre équipe à terre, assez efficace je dois dire.
Lettre à Pey Pitu n°9 - A quoi bon ?
Cher Pey Pitu, Ce matin, à l’aube, je me remémorait un exercice appris lorsque j’étais scout marin, que nous répétions régulièrement, entre 12 et 16 ans. Nos chefs passaient, avec leur bateau moteur, autour de nos caravelles, ces bateaux en bois sur lesquels nous naviguions à la voile. Ils remontaient le safran en bois, le libérait de sa tige et le jetais à l’eau. A nous d’aller, sans safran, chercher cette pièce de bois si utile pour se diriger. Et bien, nous y arrivions. Il faut imaginer un bateau comme une toupie. Tu souffles sur l’avant seulement, le bateau s’éloigne du vent. Tu souffles sur l’arrière seulement, il s’en rapproche. En jouant ainsi sur les voiles avant et arrière, nous finissions par réussir ce double exercice d’homme à la mer et de réglage fin de nos voiles. Le jour n’était pas tout à fait levé, la lune était belle et brillante, que je mettais ce matin cet exercice en pratique, car ça y est, notre safran babord a définitivement lâché, il était à l’horizontal sur l’eau ce matin. Une belle manœuvre de récupération, bout au vent, Dabo allongé sur le pont, à récupérer notre précieux safran, qui ne tenait plus que par 3 vis et un bout’ de sécurité que nous lui avions installé au cas où. virement non prevu poussé par une vague et nous voilà temporairement bloqué du mauvais coté. Parfois, dans la vie, on se demande à quoi bon ? Ces exercices d’il y a 35 ans, je suis content de les avoir rabâchés, jusqu’au réflexe. Le moral est étonnamment très bon, un brin de lassitude, c’est hier que nous avons eu un passage à vide. Je te le raconterais peut-être. Un jour. Ton parrain, Sébastien.
Brève Jour 20
Carnet de bord Seb - 20 mai. Il faut imaginer au milieu de l’Atlantique, nous faisons demi-tour, le vent est nord-est nous permet tout juste de faire un seul bord jusqu’au Cap Vert. Le détail est important le safran bâbord est fragilisé, les ferrures rompront, nous réussirons à le garder à bord. Nous devons donc naviguer trois jours, au près serré, sur le seul safran tribord. Trois jours dans une mer démontée, avec un bateau qui tape buyamment chaque grosse vague qu’il grimpe. Pas question de surfer la vague à la descente pour plusieurs raisons, nous sommes sous-toilés pour prendre soin du safran, nous ne voulons pas perdre le moindre degré au vent sinon, nous nous retrouverons au sud du Cap Vert. Résultat trois jours plus tard, ce matin, nous apercevons ces pics magnifiques dressés au milieu de l’Océan. Bienvenue au Cap Vert. Trois jours nous avons tenu notre angle. Trois jours dans un vacarme à se demander si la coque va rompre. Trois jours à défier les lois de la gravité à chaque mouvement. Trois jours à prendre des trombes d’eau salée à chaque sortie. Trois jours à dormir (dormir ?, si un peu) dans l’humidité. Ça y est, nous encaissons la dernière accélération de vent, avant de nous mettre à l’abri de l’île Santo Antao, sauf que… Sauf que le seul port susceptible de réparer est sur l’île voisine, Santo Vincente qu’il nous faut rejoindre. Entre les îles des saints Antoine et Vincent, c’est l’effet venturi. Le vent n’accélère plus, il déferle, un rare jour où il y a beaucoup de vent. Des rafales à 39 noeuds, force 8. Et il nous faut remonter ce vent. Sans safran. Nous avons déjà consommé pas mal de gasoil dans le dévent de Santo Antao, nous ne tiendrons pas au moteur sur toute la longueur. Il nous faut remonter ce vent. Pas le choix. Courage… Nous sommes déjà sous ris et ORC, une petite voile d’avant. Sur un bord, nous manœuvrons le dos courbé avec notre safran. Sur l’autre, ça tient de la prouesse ou du miracle, nous ne saurons jamais, nouvelle application du principe de la toupie, nous manœuvrons le bateau à la grand voile qui nous sert de safran : je borde, il remonte, je largue, il abat. Théoriquement. Dans la pratique nous faisons des bords triangulaires, angle obtus. Aussi obtu que ce vent qui forcit d’heure en heure, plus nous pénétrons dans l’espace restreint entre les deux îles. Rarement vécu une expérience aussi forte : s’approcher des récifs de part et d’autre et, fort heureusement le bateau vire facilement, aidé pour une fois par les vagues. Bord après bord, nous gagnons jusqu’à ce que le mât, oui le mât, nous n’en avions jamais parlé, se mette à trembler autant que les voiles faseyent avec violence. Un hauban de tête, le D2, s’est dévissé progressivement depuis 3 jours sous les effets des coups de butoirs successifs. Nous n’avions pas vu. Monter au mât dans ce déluge de vagues et d’embrun aussi près de la côte, jamais. Nous affalons la voile d’avant et en avant au moteur, face au vent. Nous avons deux heures au moins de carburant. Et nous mettrons une petite heure à entrer la la baie bienheureuse. Là, nous y sommes. Las.
Lettre à Pey Pitu n°10 - J’aime la vie telle qu’elle est.
Cher Pey Pitu, C’est aujourd’hui une certitude, notre transatlantique s’arrête au Cap Vert. Le comité de course en est informé. La réalité est là. Brute. Je le pressentais cet abandon forcé, bien avant de poser le pied à terre. Nous venions tout juste de faire demi-tour, à 400 miles d’ici, mon corps l’exprimait déjà ce cri de rage. De courtes larmes mêlées aux embruns qui griffent le visage, un mélange d’eau salée, comme l’orgueil blessé se mêle à la dure réalité. Une déception en forme d’orgueil, de ne pas aller au bout, de ne pas réaliser cette traversée, de ne pas avoir réussi. A force de volonté, d’engagement, d’endurance, nous aurions dû traverser. Avec tout ce que nous avons vécu, nous devions finir. Nous étions si engagés dans cette course. Et pourtant. Je suis joyeux. Profondément joyeux. D’une joie qui demeure. J’aime la vie telle qu’elle est. J’aime la vivre. Plus fort encore que cette déception, plus intense encore que tous ces sentiments, j’aime le face à face avec la réalité, la vérité sans appel, à prendre comme telle. Oh j’ai mis quelques heures à le poser, ce regard intérieur sur mes émotions, redoutant d’y trouver une nouvelle blessure, un orgueil plus profond. Oui, j’ai craint d’affronter l’inconnu de ma vulnérabilité. De lâcher prise dans une résignation qui ne me ressemble pas. Allez, courage ! Et d’un coup, à tout regarder en face, mon cœur s’apaise. Aussi soudainement que le vent a pu claquer à 39 noeuds, il a comme chassé la déception. A se demander même comment j’ai pu même vivre un tel sentiment quelques heures plus tôt ? Subitement, mon cœur est en paix. Mon amertume laisse la place. Elle manque presque, elle était si puissante, mais la beauté prend place, prend sa place, la place qui est la sienne. Et la gratitude vient spontanément. Du je, je revient au nous, nous en avons vécu de bons moments, une belle amitié, une communion avec l’océan… les mots manquent pour exprimer aujourd’hui l’intensité de la beauté de la vie. La traversée ?, je la vis, au moment même où je prends conscience que je laisse doucement filer l’amarre de mon cœur blessé. L’amer que je fixe n’est plus amer, ce n’est plus la Martinique, la mer est plus vaste que l’objectif étriqué d’une traversée océanique. Je jubile des premiers fruits auxquels je goûte. Je relis les témoignages qui nous ont été adressés. La belle réalité est là. Je prends conscience de mon insouciance, cette force toute faible commande de ne pas me soucier. De rester tel que nous avons navigué, tel que je suis. Dans la joie, je renoue avec ma liberté. L’histoire n’est pas finie, les souvenirs vont progressivement décanter. La voile est avant tout une histoire de transmission. Je persiste à rêver que le Cap Vert, vert comme ton pays, Pey Pitu, est sur la route du Cap de Bonne Espérance. Lui même sur la route du Mékong. D’autres Parrains Marins voudront reprendre le flambeau ? nous leur partagerions volontiers notre expérience. Tout cela nous dépasse maintenant. Nous n’avons pas atteint les 600 parrainages, là encore l’histoire n’est pas finie, certains ont besoin de temps, l’histoire d’Enfants du Mékong est déjà ancienne… et cette histoire non plus n’est pas finie. Ton parrain, Sébastien
Brève Retour
Carnet de bord Seb - 3 juin. Retour au plancher des vaches, retrouvailles avec les amis, les collaborateurs et les associés, la famille bien sûr. De nouveau dans le métro depuis quelques jours, l’environnement est moins propice à l’écriture, me voilà bien loin de l’antenne VHF dévissée en tête de mât, de la voie d’eau à l’étrave, du système de fixation du capteur d’angle de barre, des torsions de cloches à spi, des ruptures de bosse de ris et de pataras, du gilet auto-déclenchant sur-réactif, des casquettes et fixation de safrans. Des lois de la gravité aussi. Et pourtant, je suis encore porté par cette expérience hors du temps, je crois le lire au détour d’un regard dans les yeux de quelques uns de mes proches. Il me faudra un bon moment pour laisser décanter ce mélange de dépassement de soi et de regard intérieur, de réflexions et d’intuitions, de contemplation et de peurs, de confiance, d’insouciance, d’inconscience parfois ?, de dépendance souvent. D’inconsistance aussi. Petit. Tout petit. Qu’il fut bon de se sentir si petit face à l’immense. L’esprit se préoccupe de l’écume quand le corps se dépouille des choses. Le regard passe des vagues aux étoiles, des étoiles à l’aurore, du soleil à la houle dans une routine qui emplit l’âme. Trois semaines dans trois mètres carrés à deux, deux hommes bien ordinaires qui souvent se sont demandés ce qu’ils foutaient là, pour l’instant suivant s’interroger sur les raisons du questionnement précédent, tant la joie à habiter l’océan fait oublier les doutes, les angoisses, les peurs et les douleurs. Deux hommes, deux amis. Deux personnalités différentes, que les avaries ont révélés bien différentes, oui. L’un anticipe les difficultés, l’autre tait ce sur quoi il ne peut encore agir. L’un a besoin de comprendre pour agir, l’autre agit pour comprendre. L’un a autant de sens pratique que l’autre a de sens marin. L’un décide en fonction de la course, l’autre en fonction du bateau. L’un préfère les ampoules, l’autre les heures. L’un et l’autre aiment la transmission mais l’un attend que l’autre demande quand l’autre transmet sans crier gare. L’un aime témoigner quand la pudeur de l’autre est en soi un témoignage. Ces différences, somme toutes ordinaires, sont vécues, c’est cela l’extra-ordinaire, dans la simplicité : la magie de l’amitié aplanit les tensions excessives. Du courage, vous nous en avez souhaité, en avions-nous tant besoin ? Pour partir en fanfaron, par audace, par défi, par grandeur d’âme ou pour se mettre à l’écart. Pour persister par devoir, par engagement, par fierté, par grandeur, par passion ou tout simplement par nécessité. Et renoncer par raison, par amitié, par sagesse, par dépit ? Le courage consisterait à repartir demain, avec une nouvelle voie d’eau et sans pilote, avec le même risque de briser un safran. Comme une cloche, avec des bosses et des patatras garantis. Du courage, j’en ai pourtant bien besoin car mes petites transat’ bien terriennes m’ont attendues, au chaud ici à terre, et je vais devoir, tout comme vous, les traverser, tel que je suis. Elles sont là à me narguer, me lançant droit dans les yeux : alors tu traverses ? comme ça ?, avec leur air narquois et suffisant : c’est vache, hein ! Allez, courage, je traverse ! Ça va le faire, à la grâce de Dieu. Que la vie est belle. La vaache !
Lettres de Eric à Phochit
Lettre à Phochit #1
Cher Phochit, Voilà la première lettre d’une longue série je l’espère, celle qui inaugure la première journée des parrains marins en mer, pour nous qualifier à la course transatlantique que nous préparons avec Sébastien depuis plusieurs mois. J’aurais tellement de choses à te raconter d’ores et déjà car ces premières heures ont été animées et mettent en évidence combien la route est encore longue avant que nous apprivoisions notre bateau. À l’heure où je t’écris le vent souffle à plus de 25 noeuds, nous faisons route vers le plateau de Rochebonne au gré des vagues que nous surfons souvent à plus de 10 noeuds. La lune est de la partie, pleine et belle. Le vent est monté au fur et à mesure nous laissant l’opportunité de tour à tour faire connaissance avec nos différentes voiles d’avant : le génois bien sûr mais aussi le code 5, sorte de spi asymétrique, et enfin le grand spi. Je dois t’avouer que lorsqu’il faut soudainement affaler ce dernier parce que celui ci nous menace de grandes embardées appelées départ à l’abattée, il ne faut pas mollir car il y a des m2 de toile à ramener dans le cockpit du bateau, en évitant que celui-ci ne chalute dans l’eau ! Pour toi qui est issu d’une famille de pêcheur tout ceci doit te paraître limpide. Alors nous devrons nous entraîner à l’avenir pour que ces manœuvres deviennent routines, pour qu’elles s’enchaînent avec aisance et naturel. L’humilité est de mise car l’océan oblige et impose respect. Il est impressionnant surtout de nuit, dans son immensité parfois troublée par quelques dauphins et goélands… Eric
Lettre à Phochit #2
Jour 1 : Cher Phochit, C’est incroyable, nous voilà partis pour traverser l’Atlantique, avec Sébastien, depuis plus de 24h déjà. Nous sommes au milieu en direction de la Corogne en Espagne, et surfons sous grand Spi bleu marine aux couleurs de Enfants du Mékong et de Parrains Marins, dont seuls nous profitons car il n’y a pour ainsi dire personne autour de nous ! Que d’émotions ces derniers jours : nous avons procédé aux derniers préparatifs du bateau. Sous l’impulsion maternelle, notre bateau a été béni par le curé de la Trinité-sur-Mer, en présence de nos familles respectives et de quelques amis. Ce n’était pas le baptême du bateau à proprement parlé car le curé nous a expliqué que le mot baptême signifiant littéralement « plonger dans l’eau » et qu’en l’occurrence on préfère qu’il flotte au-dessus des eaux ! Nombreux étaient ainsi ceux qui ont voulu nous témoigner de leur amitié et de leur affection à l’heure du départ : sur les quais, à terre, au port, parmi les bateaux accompagnateurs. Florence et Camille, nos épouses, ont embarqué à bord jusque 45 min avant le départ, donné par à 15:00 puis ont rejoint chacune 2 catamarans où se trouvaient nos enfants qui nous ont également gratifiés de leur présence. Nous avons désormais le temps de repasser tous ces souvenirs pour les faire durer un peu. A bord nous prenons nos marques et sommes de quart à tour de rôle. A bientôt, Éric
Lettre à Phochit #3
Jour 2 : Cher Phochit, Tout est une première à bord de Parrains Marins, et nous avons eu notre premier lot d’incidents : Nous avons découvert que le hublot avant avait été mal fermé (encore la faute de la femme de ménage !) et nous avons tranquillement accumulé des seaux d’eau que nous évacuons au fur et à mesure. Cela nous permet de nettoyer les fonds de cale ! Car c’est un belle journée de surf sous spi pendant des heures, et le speedometre pointe régulièrement au dessus de 11 noeuds avec des gerbes d’eaux autour de l’étrave. Le plaisir est intense et nous barrons plutôt que le pilote. Nous avons été également obligés de grimper en tête de mât nous ayant aperçu que l’antenne VHF bougeait sur son socle. Là-haut, à une quinzaine de mètres le spectacle au-dessus du spi est grandiose, est nous en profitons pour relever un défi fixé par EdM (Enfants du Mékong) : nous collons un autocollant « je parraine » ! Nous vérifions également les différents points de serrage et Sébastien resserre les vis du vit-de-mulet ; c’est un événement pour lui car la clef à mollette n’est pas forcément son meilleur atout ! A bientôt, Éric
Lettre à Phochit #4
Jour 3 : Jour gris hier jour gris encore aujourd’hui nous n’aurons donc pas droit aux beaux lever et coucher de soleil. Pourtant la température se radoucit, l’on sent comme une odeur de sud ! L’anecdote du jour est la découverte d’une voie d’eau à l’étrave, au niveau des passages de la sous barbe de la delphinière, dont on ne se sert pas : joli vocabulaire pour désigner un bout de corde qui retient à l’avant au delà de l’étrave une extension du pont lorsqu’un spi est amurée dessus (= attaché). Par chance nous avons retrouvé du réseau mobile à proximité des côtes espagnoles et avons pu prendre conseil de notre préparateur technique. A coup de scie sauteuse et de cataplasme de Sika, sorte de mastique nautique, nous avons pu juguler la fuite. Elle suinte encore mais rien de grave. Plus ennuyeux, nous avons également découvert que le capteur d’angle du pilote automatique pivote sur son axe au lieu d’être fixe, il va falloir trouver une solution. Mais pour le moment avec des vents entre 25 et 30 noeuds il est compliqué d’envisager un stand bricolage à l’arrière du bateau. Nous nous préparons donc à barrer à tour de rôle durant la nuit à venir, avec un passage délicat à gérer entre le cap Finisterre et une zone interdite réservée à la pêche, appelée DST. La franchir, outre le danger de croiser un cargo, équivaudrait à une pénalité voire une exclusion de la course. Eric
Lettre à Phochit #5
Jour 4 : Les surfs sont endiablés et ce matin, sous un soleil auquel nous assisterons au premier lever depuis notre départ, nous ne cachons pas notre joie de flirter à nouveau avec des vitesses jamais vues encore (+14 noeuds), on se croirait sur une planche à voile et c’est vraiment étonnant. Le fraisier lui, n’a pas apprécié ces surfs autant que nous, il a pris un coup de chaud et a décidé de prendre un bain de mer, et nous ne l’en avons pas dissuadé car il prenait décidément bcp de place dans notre évier sans contrepartie d’une fraise ou deux. Dans un vent consistant entre 20 et 30 noeuds, nous nous décidons à envoyer un spi. Prudemment nous démarrons avec le plus petit d’entre eux, dénommé A5. Dès lors nous ricochons de vagues en vagues. Nous croisons plusieurs cargos mais aucun ne semble se soucier de nous. Puis nous envoyons le spi lourd ou S4 en remplacement du A5. Le bateau devient volage, nous moyennons des vitesses à 2 chiffres. Tandis que le vent forcit, et que le soleil descend sur l’horizon la bosse de ris no1 casse soudainement, transformant notre GV en une lamentable serpillère. Pour réparer nos optons pour l’affalage immédiat du spi. Mais celui-ci en a décidé autrement car dans un départ de lof le bras sort du tangon entraînant un départ au tas en bonne et due forme, cad que le mât flirte avec l’horizontale. Les bons réflexes marins et nous reprenons rapidement le dessus, nous redressons le bateau, affalons le spi et prenons un 2e ris, avant d’entamer notre 4e nuit à bord dont 3 sans pilote automatique. Nous tentons de remettre le pilote en route dans cette configuration de garde robe simplifiée : GV à 2 ris et génois seul, dans un vent qui ne mollit pas. Et en profitons pour aller nous coucher tous les 2 non sans nous assurer que nous avons activé une alarme de détection des navires croisant dans nos eaux. C’est bien une alarme qui nous réveillent brutalement mais celle du pilote, qui n’aura pas tenu plus de 2 heures. Nous nous relayons non sans mal à la barre jusqu’au lever du jour. A l’occasion d’une vague plus joueuse que les autres, mon gilet de sauvetage est « percuté » et il se gonfle aussitôt, je me retrouve alors avec une minerve orange autour du cou presque agréable pour qui tombe de sommeil ! Et par chance, nous raccordons le pilote automatique, qui dans cette configuration fait le « job ». Va falloir réparer ! Ce sera pour le 5e jour… Eric
Lettre à Phochit #6
Jour 5 : Cher Phochit, Pour nous la course est en train de basculer. La suite n’est pas claire et les options peu nombreuses. La question de continuer, de faire une escale technique ou de renoncer se posent. Pour le moment nous faisons route vers Madère. La belle bleue tient ses promesses et nous offre un terrain de jeu incroyable pour dévaler des miles grâce à notre grand spinnaker aux couleurs dont personne ne peut profiter sauf nous sommes seuls sur l’eau à perte de vue. Petit à petit nous faisons corps avec cette course que nous apprenons à tutoyer. C’est aussi le bateau que nous appréhendons de mieux en mieux. Les anglais les conjuguent au féminin et ils ont bien raison car on s’attache à son navire au fil de l’eau, et nous nous employons à le ménager. A force de barrer jusqu’à la rupture, nous sommes épuisés. Et cela nous pèse sur le moral, nous évoquons la possibilité d’abandonner car nous ne voyons pas de possibilités évidentes de réparer ce foutu pilote. Nous décidons surtout de ne prendre aucune décision sous l’effet de la fatigue conjuguée à une météo qui ne nous a guère ménagé. Et nous employons à chercher pourquoi nos matelas dans la cabine arrière sont trempés… il s’avère que l’eau rentrait par le trou d’une ancienne vis, sur le tableau arrière. Les matelas sont mis à sécher sur le pont, le trou rebouché, et surtout nous mettons en route le pilote de secours, sous allure réduite, afin de nous octroyer une bonne nuit. A demain, Éric
Lettre à Phochit #7
Jour 7 : Cher Phochit, Hier nous avons appelé Régis qui a annoncé son abandon suite à la perte de son safran. La déconvenue est réelle et nous sommes franchement déçus de cette nouvelle car Regis nous suit depuis le début de ce projet de transat et nous a transmis avec pédagogie sa passion et son expérience au fil des mois. C’est à nouveau une prise de conscience de la fragilité de notre aventure qui tient notamment à l’endurance de notre monture, et sur laquelle nous apprenons à veiller et à « panser les blessures » pour qu’elle nous emmène à bon port. Tous ses bruits, ses tensions, ses écoulements, ses réactions nous parlent peu à peu, et l’osmose se crée parfois entre le barreur et son navire ainsi apprivoisé, promettant des séances interminables de glisse et de planning dont nous ne saurions nous lasser. Son agilité n’a d’égale que sa capacité à se faufiler entre les vagues et à se laisser comme aspiré par ce mur d’eau qui la saisit par l’arrière, pour mieux accélérer et rebondir sur la suivante ; ou tout simplement à voler à la surface de l’eau. Les dauphins ne s’y trompent pas que nous voyons nombreux se jouer de notre étrave et de son sillage. C’est un spectacle dont nous sommes les modestes et chanceux participants. Et qui nous fait oublier les quelques embûches de ces jours derniers. La lune nous fait également grâce de ses premiers croissants et ceux ci vont crescendo tandis que nous descendons à toute allure vers Madère, avec cette impatience de pouvoir mettre de l’Ouest dans notre route. Cette nuit nous avons expérimente notre première nuit sous grand spi car les conditions s’annonçaient idéales : mer belle, 10 à 15 noeuds de vent, océan à perte de vue. Cette option est possible grâce à notre pilote principal à nouveau effectif car il est en mesure de barrer selon une consigne d’angle de vent réel permettant au spi de constamment rester gonflé. Et c’est efficace : nous enchaînons des moyennes à 9 noeuds de vitesse. Je réalise soudain à la relecture mentale des différents messages reçus de terre, combien nous sommes coupés du monde et mésestimons l’impact de cette traversée que nous opérons, auprès de nos proches et moins proches. C’est l’heure d’un hommage appuyé à ma famille et d’une grande reconnaissance pour cette opportunité qu’ils ont orchestré en avril dernier ; pour leur patience et abnégation parfois durant toute cette phase préparatoire qui, disent nos mentors, représente plus de 80% de la course ; pour leur confiance et leur fierté qu’ils me témoignent ainsi en me disant au revoir sur le ponton, le cœur chargé d’émotions. C’est un concentré d’émotions que nous vivons depuis notre départ, durant lequel nous faisons table rase de tout ce qui interfère avec la bonne marche du bateau et de son endurance. C’est une retraite, un pèlerinage, durant lesquels la distance géographique qui nous éloigne, nous rapproche par la pensée, la contemplation, la prière aussi, dont je crois profondément aux vertus ; la bénédiction du bateau rendue sur le ponton de la Trinité sur Mer avant notre départ par le père Dominique, sous la délicate insistance de ma chère mère, a rassemblé largement au delà de nos familles qui étaient présentes avec nous, alors qu’un respectueux silence s’opérait mystérieusement autour de notre bateau sur le ponton alentour, indépendamment des croyances des uns et des autres. Pour moi cette cérémonie revêt une grande importance car elle marque d’un sceau spirituel indélébile notre démarche et m’offre l’opportunité de me désapproprier et de m’unir modestement à tous ces enfants du Mékong dont tu fais partie cher Phochit, et sur lesquels nous voulons braquer les projecteurs. A demain, Éric
Lettre à Phochit #8
Jour 8 : Cher Phochit, Cette journée a commencé en fanfare tôt dans la nuit, réveillé par l’alarme stridente de rafales de vent atteignant les valeurs limites de notre grand spi. Nous sortons tambours battants, revêtus de nos armures, casques, lampes frontales et gilets, ainsi que de nos meilleures intentions et certitudes qu’elle sont partagées par l’équipier. Et la o stupeur l’un veux laisser le spi pour voir si le vent monte encore, l’autre veut affaler en urgence ! On discute on palabre on argumente pendant que le vent lui en décide autrement et continue ses sautes d’humeur. Ce 8e jour ne sera décidément pas un bon jour. Car à l’arrivée sur Madère où nous espérions ne pas stopper et refaire un peu de notre retard, notre réparation du pilote saute à nouveau et cette fois-ci ne nous laisse guère d’option. Et comme disait Chirac, comme « les m… ça vole en escadrille », pour parachever le tout, nous cassons une cloche de tangon. La sanction est donc sans appel, arrêt au stand obligatoire, et moral dans les chaussettes, tentation de laisser tomber et d’invoquer toutes les misères du monde. Pas envie d’en parler. Décision de ne prendre aucune sans une bonne nuit de sommeil, appels réconfortants avec nos proches, prise de connaissance de tous les messages de soutien et de l’admiration non désirée et pourtant bien réelle que nous suscitons à l’insu de notre plein gré ! Suite demain ! Éric
Lettre à Phochit #9
Jour 9 : Cher Phochit, Je réalise que je ne t’ai pas présenté à ceux de nos lecteurs qui suivent notre correspondance depuis le début de notre aventure, et dont la première lettre a commencé l’été dernier lors de notre épreuve de qualification. Tu es birman, tu as 15 ans, et ta famille vit de la pêche. Et grâce à Enfants du Mékong tu es le filleul de mon fils Benoît du même âge, depuis 5 ans. Ce soutien qui est aussi financier permet de subvenir aux frais de scolarité et d’envisager un avenir meilleur. Cette relation entre le filleul et son parrain est unique, elle est incarnée, j’ai ta photo en mémoire, tu écris souvent et la réception de tes lettres, écrites en birman et traduites en anglais, avec un timbre local, est toujours un moment d’émotion pour Benoît et pour nous ses parents qui avons été inspirés par Enfants du Mékong de lui offrir un tel parrainage pour son anniversaire. Quelle drôle d’idée pourtant qu’un tel cadeau ! Et pourtant à l’heure où la planète entière se drape de belles intentions écologiques et solidaires, quelle intuition géniale de René Pechard le fondateur de Enfants du Mékong, que de proposer une telle relation humaine, pérenne, responsable envers les enfants défavorisés pour qu’ils accèdent à un enseignement digne qui les fassent grandir en dignité ! Quelle joie de lire dans les lettres de ces filleuls cette reconnaissance envers les parrains, modeste contribution pourtant, de leur avoir offert l’opportunité d’un avenir meilleur ! Alors j’en profite pour demander à tous nos lecteurs de s’associer à notre objectif d’atteindre 600 nouveaux parrains avant notre arrivée en Martinique, car nous repartons c’est sûr, pour tous les Phochit. Certains détracteurs pourraient être tentés de penser que je surfe sur une tendance solidaire à tout va, que je me donne conscience. Je me suis souvent interrogé sur la sincérité de ma démarche. Et ne sais que répondre. Mais aujourd’hui après tous les messages d’encouragements face aux déboires que nous avons vécus cette dernière semaine, à la relecture de ceux-ci, je redouble d’envie de partager à nos lecteurs mon enthousiasme à courir pour les Enfants du Mékong. Cette journée si dense en émotions ne saurait se finir sans te partager, cher Phochit, la pure joie que nous avons eu avec Sébastien, de reprendre la mer plein sud puis ouest. Alors qu'il y a à peine 24h nous étions quasiment prêt à céder les clefs de notre navire au premier venu, ce soir est un moment de grand bonheur ; je ne t’avais pas encore parlé de ma boîte de Pandore, expression que j’ai repris à Jean le Cam dont je lis le bouquin offert par de chers amis juste avant notre départ : cette boîte de Pandore est le fameux coffre ou poutre dans lequel est logé notre non moins fameux pilote automatique et son capteur d’angle. Tous les matins je l’ouvrais avec effroi de ce que j’allais trouver, avec la peur de constater que la réparation faite en mer n’allait pas tenir, n’osant espérer que cela pouvait tenir toute la transat durant. Depuis l’intervention d’Olivier et de ses mains en or, je l’ai renommée boîte à pan d’or et ce n’est plus d’effroi mais de merveilleux souvenirs de cette halte forcée qu’elle m’inspire… Une dernière anecdote encore pour te partager quelques purs instants de bonheurs : ce soir j’ai joué à saute mouton. Ou devrais je plutôt dire : à saute soleil, car au sommet de chaque vague dont je tairai la hauteur pour ne pas inquiéter ma chère maman et qu’elle n’égraine un nouveau chapelet, je revoyais le soleil qui tentait de basculer de l’autre côté de l’horizon pour te rejoindre l’Orient. Ainsi ai-je pu assister à une vingtaine de coucher de soleil à quelques minutes d’intervalle. A demain, Éric
Lettre à Phochit #10
Jour 10 : Cher Phochit, Puisqu’on était dans les présentations, laisse moi te parler de Sébastien, co-skipper de Parrains Marins. Cela fait une trentaine d’années que nous nous connaissons, et à peu près le même nombre d’années que nous avons évoqué de faire une transat. Il aura fallu attendre le 18 avril 2021. A l’occasion de mes 50 ans ma famille m’offre une sorte de « blanc seing » pour réaliser ce vieux rêve, sous forme de 3 cadeaux symboliques : un guide de voyage pour Madères, un stage de survie et de secourisme en mer, et un origami en forme de bateau à voile marqué « Cap Martinique ». Bien que cela fasse trente ans que l’on se connaisse il faut du temps pour trouver à chacun sa place dans un tel projet qui s’avère être une micro entreprise. Chacun y va de ses talents, de ses intuitions, du temps qu’il peut accorder à l’aventure en fonction de ses propres contraintes professionnelles, personnelles et familiales. Il en va de même à bord où les entraînements d’hiver aidant, nous savons quels sont les rôles de chacun à bord, il n’en reste pas moins que la vigilance est de mise car une telle transat est une épreuve d’endurance où chacun passe le relais à l’autre lors des quarts qui rythment notre quotidien. C’est le propre également de nos entraînements d’hiver que d’avoir confronté nos expériences, nos attentes, nos atouts, mais aussi nos craintes et nos faiblesses, dans une confiance et une attention qui se construisent au fil de l’eau. Chaque jour passé ensemble parachève le précédent, avec un objectif : mener à bien notre trio, j’ai bien dit trio, car notre fidèle navire fait désormais partie intégrante de nous mêmes : les incidents de ces derniers jours sont venus nous rappeler ô combien il est important d’établir une check-list des points à vérifier selon l’adage bien connu : « mieux vaut prévenir que guérir ». Ainsi cela vaut pour une manille textile récemment remplacée sur une poulie de renvoie de l’écoute de GV ; ou pour un rivet en inox remplacé sur la bôme, ou sur l’état de fonctionnement de notre pile à combustible qui nous sert à recharger les batteries et à assurer l’énergie à bord… Merci à mes enfants d’avoir supporté les longues soirées d’hiver durant lesquels je m’entraînais à des séances de matelotage, en prévision, ou je suivais des tutoriels sur l’art et la manière de maintenir une centrale de navigation, etc. A demain, Éric
Lettre à Phochit #11
Jour 11 : Cher Phochit Cette 11e journée est, à ne pas en croire ses oreilles, une journée sans encombre ! Les seuls pépins que nous avons rencontrés sont… dans nos oranges ! Nous en avons embarquées un certain nombre ainsi que des pamplemousses car ils se conservent longtemps et ce sont les seuls fruits frais dont nous disposons à bord. Le fraisier offert par Enfants du Mékong a eu le mal de mer… Nous avons tracé plein sud depuis Madère vers les Canaries où nous avons été comme prévu bloqués dans une molle pendant plusieurs heures, usant pour les nerfs. Puis nous obliquons progressivement vers l’ouest après avoir idéalement laissé à notre droite les quelques interférences de dévents de l’anticyclone, pour rejoindre ensuite le train des alizés, tout schuss vers la Martinique. Nous caressons l’espoir de pouvoir rattraper nos concurrents immédiats (Samsara), mais n’ayant pas accès aux informations de leur positionnement nous nous contenterons de l’espoir. A bientôt, Éric
Lettre à Phochit #12
Jour 12 : Cher Phochit, Nous avons passé la nuit sous A5 cad un spi asymétrique adapté aux angles de vent prévus durant la nuit, puis l’avons remplacé au petit matin par notre spi symétrique tout terrain. Il est tout terrain car il encaisse bien les variations de vent il s’adapte facilement aux terrains de jeux mouvementés, et nous l’avons gardé toute la journée. Cette nuit nous nous sommes disciplinés et avons alterné strictement des quarts toutes les 2h. Pas facile mais c’est à ce prix que l’on prévient les mauvaises surprises. A propos de surprises nous avons eu de la visite de calamars et de poissons volants, on se demande pourquoi ils viennent atterrir sur le pont, il faut se méfier car parfois ils peuvent atterrir en pleine figure ! Les dauphins ont été encore de la partie, fidèles au poste. La journée a été calme à nouveau. Le pédiluve / jacuzzi / baignoire de l’étrave est désormais définitivement à sec, depuis notre escale à Madère, la boîte à Pan d’Or ronronne délicieusement et mène notre navire tambours battants comme s’il avait à se faire pardonner de n’avoir pu opérer correctement dès le début, et pour couronner le tout nous nous sommes offerts un apéro à base de Madère, investi à prix d’or à l’épicerie du port lors de notre escale. Et comme son nom l’indique : c’est un peu madérisé ! Ce soir nous avons l’œil sur la météo car nous suivons une route juste à la frontière entre molles générées par l’anticyclone et vents synoptiques des Alizés que nous ne devrions pas tarder à atteindre. Nous attendons de pouvoir télécharger les derniers fichiers disponibles à 19:30 UTC ce soir pour affiner notre stratégie et sans doute envisager de faire un nouveau crochet par le sud. A demain, Éric
Lettre à Phochit #13
Jour 13 : Cher Phochit, La journée d’hier a été animé par… l’absence chronique de vent jusque tard dans la journée au point que nous avons été pris par le découragement. Tu n’imagines pas comme il est insupportable de se faire balloter comme un bouchon au gré de la houle, sans pouvoir donner la moindre impulsion ni la moindre direction faute d’un quelconque souffle d’air. Nous étions désemparés et mal en point d’où l’absence de courrier envoyé hier. Finalement le vent est revenu et nous avons collé au routage en l’analysant sous toutes ces coutures afin d’optimiser notre trajet et surtout de nous faufiler à tracer les veines de vent que les fichiers météo nous laissaient entrevoir. Un véritable jeu de cache-cache dont nous sommes plutôt sortis perdant vu le temps que nous avons perdu à finalement retrouver de l’air. Heureusement nous avons passé toute la nuit sous grand Spi S2 qui nous a tracté jusqu’au petit matin. Éric
Lettre à Phochit #14
Jour 14 : Cher Phochit, Au petit matin je procède aux vérifications habituelles alternant de façon aléatoire les inspections visuelles et physiques. Je commence en général par l’arrière avec les safrans mais décide ce matin là de me diriger vers la proue, pris d’une soudaine envie de marcher et de me promener ! Harnaché jusqu’aux dents je m’avance prudemment une main pour moi une autre pour le bateau conformément aux consignes. Les voiles sont bien remplies. Aucune déchirure ni rupture de couture n’est visible. Je jette un œil ben tête de mât et vérifie les feux de navigation. Je m’apprête à m’en retourner tranquillement mais c’était sans compter la cloche à tangon. La neuve est toute tordue. Nous affalons rapidement le grand spi pour tenter de comprendre et préserver ce qu’il en reste. On réessaie 1 fois 2 fois mais sans succès. Au final nous décidons d’utiliser le bon vieux brelage et sécurisons le hale bas à l’aide d’un renvoi supplémentaire pour essayer de soulager cette cloche. So far so good. Mais impossible d’empanner sans affaler. Bref nous ne sommes pas en mesure d’exploiter pleinement le potentiel du bateau et cela me contrarie. Du coup côté routage nous prenons la tangente ce qui je l’espère ne nous retardera pas trop. Arrivée prévue 28 mai sauf contre ordre ! A bientôt, Eric
Lettre à Phochit #15
Jour 15 : Cher Phochit, Festival du bout sur l’avant du bateau : à grand renfort de poulies, de hale bas, de bras et de contre bras, et de brelage entre la mâchoire du tangon et le mât, nous avons trouvé un modus operandi pour le spi que nous menons prudemment afin de rôder le système. Et c’est une belle journée qui se déroule à coups de multiples descentes de ces abondantes vallées que nous creuse l’océan au fil de la journée. Et nous battons notre précédent record de vitesse pour l’inscrire à 13,62 nds, dans un vacarme assourdissant rappelant les témoignages des coureurs du Vendée Globe. Le bruit est d’ailleurs un sujet à bord car s’il est un grand absent c’est justement le silence, et ce n’est pourtant pas le voisinage qui gêne, nous n’avons en effet croisé personne depuis 72h sur l’eau. Voilà maintenant 15j que nous sommes coupés du monde, que nous avons quitté en pleine ébullition, entre élection présidentielle, guerre en Ukraine, covid. Ces 2m2 que nous partageons avec Sébastien n’ont pour seules limites celles de l’océan à perte de vue, qui m’emporte et me transporte, nourrissant la contemplation encore et encore, la prière, et la soif d’Absolu. Et pour couronner le tout, la lune est de la partie cette nuit pour parachever cette œuvre maîtresse. Ce ne serait être une fuite en avant car comme souvent les marins sont animés de ces sentiments contradictoires qui les font trépigner lorsqu’ils sont bloqués au port, et comptent le jour avant le retour à terre parmi les siens dès qu’ils sont en mer. Je fais sans nul doute partie de ceux là, il n’est pas un jour sans que je pense à notre arrivée à la Martinique. Certains diraient qu’ils y pensent en se rasant, ce n’est pas mon cas car ma seule et unique tentative a été un échec retentissant, le rasoir s’encrassant lamentablement avec le poil gorgé de sel et de crème solaire. A la moitié du parcours je réalise égoïstement que c’est la première fois que je serai absent durant 4 semaines d’affilée sans rencontrer une autre personne que mon cher équipier à bord. Alors chaque nouvelle que je reçois de terre, même insignifiante, est lue avec avidité, la distance et le temps renforçant les liens qui nous animent, avec nos familles, nos amis, nos collègues, ou les témoignages d’inconnus croisés via les réseaux sociaux. Je vais aller vérifier le courrier ! A bientôt, Eric
Lettre à Phochit #16
Jour 16 : Cher Phochit, Il ne sera décidément pas dit que cette transat est de tout repos. C’est encore une journée épique que cette journée du 16 mai. Celle du genre condensé émotionnel où l’on se demande comment en quelques heures l’on peut passer de la joie à la déception intense. Elle démarrait sous les meilleures auspices alors que nous enchaînions records de vitesse les uns après les autres, sans pour autant pousser la machine dans ses retranchements, alors que chaque bruit, soupirs et complaintes du bateau devenaient nôtres dans un état fusionnel déjà décrit. Nous prenions le temps de filmer cette cavalcade pour pouvoir montrer « ce qu’elle a de mérite et de gloire ». Nous préparions également la nuit en anticipant des vents soutenus et en décidant de procéder à une réduction de voilure pourtant fastidieuse : 1 ris dans la GV, et le spi A5 le plus petit de notre garde robe ; fastidieuse manœuvre en temps normal mais d’autant plus avec notre tangon sécurisé dont il faut à chaque fois défaire le brelage, affaler le spi, passer le tangon, refaire le brelage, rehisser le spi sous l’autre amure. Alors nous étions fiers de cette manœuvre joliment accomplie, par plus de 20 nœuds de vent. Fier de voir notre fidèle destrier à nouveau filer par plus de 10 nœuds de vitesse, la barre agréable, l’assiette équilibrée. C’était sans compter un nouveau coup dur : la ferrure d’attache du safran bâbord casse au niveau d’une soudure puis le safran se fend longitudinalement. Nous réduisons à nouveau la voilure, puis à califourchon tant bien que mal nous tentons un brelage de fortune. Et prévenons le comité de course. Pourquoi tant de poisse accable notre équipage : est-ce un manque de préparation, un délai trop court, un défaut de conseil ? Fatigués, nous établissons le pilote sur une route soulageant le safran et le configurons pour qu’il le ménage. La nuit portant conseil, nous la laissons s’écouler et sombrons dans un sommeil réparateur mais bien sombre malgré la pleine lune. Quelle guigne ! Éric
Lettre à Phochit #17
Cher Phochit, Je suis en COLÈRE ! Et je ne suis pas le seul : le bateau donne des coups de butoir incessants dans une mer dantesque, que nous prenons de front depuis que nous avons décidé de nous dérouter vers le Cap Vert, changeant ainsi d’amure et soulageant le safran endolori et pansé avec des brelages que j’ai encore consolidés tant bien que mal ce matin. L’océan se déchaîne comme s’il voulait lui aussi nous faire regretter cette décision saugrenue mais pourtant la plus raisonnable, compte tenu de la fragilité de notre safran défectueux, de la distance restant à parcourir jusque la Martinique (1800 miles), et de nos réserves de nourriture insuffisantes pour rallier Fort de France à allure réduite. C’est donc la mort dans l’âme que Sébastien et moi avons pris cette décision sans doute irréversible de faire escale au Cap Vert que nous devrions atteindre sous 3 jours. Et pour compléter ce tableau, je suis trempé à force de prendre des paquets de mer qui déferlent sur le bateau, et, dois je l’avouer, j’ai le mal de mer. Depuis quelques heures que je ressasse et rumine, je crois pourtant qu’il est temps de changer de registre pour adopter celui du consentement. De l’abandon. Et bientôt de la gratitude mais pour cette dernière il faudra compter un peu de temps encore. Le Cap Vert : terre de feu la chanteuse Cesaria Evora dont mes enfants saturent d’entendre trop souvent sa musique. Terre aussi me semble-t-il de Rihanna, un autre genre, une autre plastique, une voix tout aussi sulfureuse. Le Cap Vert, une destination inconnue dont je rêvais adolescent et assidu lecteur de Wind qui vantait ce spot de Windsurf. Consentir à l’inutilité de notre démarche et de cette aventure qui a largement dépassé l’ambition du jeune fanfaron d’il y a 30 ans, qui lançait à son coéquipier colocataire et cher ami ce « chiche pour une transat ». Y consentir pour ne pas en tirer une quelconque gloriole personnelle, pour ne pas s’approprier la victoire de cette centaine de nouveaux enfants qui sont scolarisés grâce à la générosité de nos « followers » et de nos sponsors qui se sont laissés tenter par l’aventure du parrainage. Consentir à ce que la réalité qui s’impose et qui signifiera probablement notre déclaration d’abandon de la course d’ici quelques jours ébrèche notre égo de marin, de mari, de père, et d’ami tout à la fois. Consentir à ne pas se laisser envahir par la tentation de trouver un coupable, d’incriminer untel, ou de regretter de ne pas avoir davantage anticipé ces incidents de parcours… Consentir à une certaine tristesse qui ne saurait devenir amertume. Consentir à… recommencer ?! Peut-être, ou pas, l’avenir le dira. Uniquement avec le consentement de ma femme et mes enfants, dont l’appel ce soir bien que rapide, donne du baume au cœur ! Éric Nb : merci à tous ceux qui nous écrivent et qui nous accompagnent de leur soutien ou de leur médiation. Vous n’avez pas idée de leur effet bienfaisant au cœur de cette aventure - choisie -, et dont je ne saurais me plaindre ! Continuez à nous faire sourire, rire, pleurer, et aidez nous à relayer cette envie accrochée aux tripes de témoigner de la joie de parrainer. MERCI à tout ceux qui ont déjà fait le pas. Et désolé de ne pouvoir répondre à chacun d'entre vous. Ce sera fait de vive voix ! Eric
Lettre à Phochit #18
Jour 18 : Cher Phochit, Cette journée ressemble à celle d’hier : morose, à la lutte face à une mer démontée, mais notre fidèle destrier ne s’en laisse pas conter et file en direction du Cap Vert que nous devrions atteindre dans la nuit du 19 au 20 mai. Notre safran défectueux tient encore par je ne sais quel miracle, alors que la ferrure inférieure est désormais cassée dès 2 côtés et que 2 des 3 boulons de la ferrure supérieure avaient perdu leurs écrous lors de l’inspection quotidienne. Ce qui m’a valu un nouvel exercice de contorsionniste pour remettre de nouveaux écrous que j’avais heureusement en provision : les clefs à molette à moitié dans l’eau, un safran évidemment mobile, bref des conditions d’atelier idéale. J’en ai profité pour attacher un nouveau bout à travers le safran et frappé au taquet arrière de sorte de se ménager une option de le ramener à bord au cas où il déciderait de prendre le large. Vivement qu’on arrive ! La leçon de cette histoire : la sécurité à bord est obsessionnelle ! Éric PS: c'était ma fête aujourd'hui merci à ceux qui y ont pensé, dont ma chère mère bien sûr ! Eric
Lettre à Phochit #19
Jour 19 : Cher Phochit, Cette journée a démarré tôt ce matin par une pêche non pas miraculeuse mais au safran ! Car celui-ci tentait de prendre définitivement la poudre d’escampette, nous l’avons alpagué et mis aux arrêts en fond de cale, jusque nouvel ordre. Qu’on se le dise, on ne quitte pas le bord sans autorisation écrite préalable du ´Pitaine ! Alors que nous nous rapprochons indéfectiblement de notre destination signifiant la fin de notre course, nous profitons de ces derniers bords sous les tropiques, au près serré, copieusement arrosé par une mer toujours aussi dynamique. Mais quand c’est une eau à 24deg, c’en est presque agréable au point que le maillot de bain était de rigueur au poste de barre ce jour. L’heure est aussi aux premiers bilans au sein de l’équipage, aux échanges de points de vue, et aux projets futurs, qui ne manqueront pas de germer à nouveau. L’heure est à la joie de retrouver bientôt la terre ferme, de découvrir cet archipel du Cap Vert qui, bien que n'étant pas notre destination initiale, saura nous rendre moins amer cette escale technique obligée, grâce à ces charmes bien connus. Il nous reste à mener à bon port notre navire, avec un seul de ses safrans, rendant la manœuvre potentiellement périlleuse. Nous venons d'en faire l'expérience en éteignant par inadvertance le pilote ce qui n'a pas manqué de provoquer le virement du bateau et de nous obliger à un empannage en force pour retrouver le bon cap. Nous avons prévenu la marina de notre arrivée mais ne savons si aux heures matinales auxquelles nous prévoyons d’arriver, nous pourrons compter sur un comité d’accueil. Puis il faudra organiser les réparations, dans une langue portugaise, qui nous est totalement étrangère. Bref, du folklore en perspective, à conter dès demain. D’ici là il nous reste une cinquantaine de miles à parcourir, le soleil se couche à l’horizon, nous allons animer nos feux de navigation, et nous apprêter pour ce qui devrait être notre dernière nuit en mer, avec un sentiment étrange entremêlé d’impatience, d’apaisement, et d’appréhension : qu’aurons-nous tiré d’une telle expérience ? Éric
Lettre à Phochit #20
Jour 20 : Cher Phochit C’est comme un trop plein d’émotions qui commence à se décharger depuis notre arrivée à Mindelo au Cap Vert. Celle-ci s’est faite dans la quasi indifférence générale, évidement sans comité d’accueil autre que le frêle esquif du port pour nous accompagner vers notre place au ponton. Que de contrastes alors que ces derniers bords pour mener à bon port bateau et équipage ont été épiques, essuyant des rafales relevées jusqu’à 39 noeuds, avec un safran en moins et un diagonale (hauban à mi hauteur du mât) qui a lâché en cours de route et nous a fait envisager la possibilité de perdre notre mât sur ce derniers miles, cerné pas les falaises majestueuses des îles du Cap Vert ! Quelle émotion que celle de remettre pied à terre, de célébrer avec Sébastien cette victoire tous les 2 ensemble d’être les « premiers » sur la ligne d’arrivée au Cap Vert (!), d’entendre les voix de nos proches, d’être dans l’incapacité de leur dire, l’indicible parfois mais surtout parce que la gorge de noue, parce que les larmes mouillent les yeux, parce que finalement la pudeur du marin en herbe que je suis ne parvient à exprimer ni à trouver les mots ! Tout est fête, tout est grâce ; en particulier cet engouement - non calculé -, déjà évoqué, que notre aventure a provoqué chez nos lecteurs, pour tout ces messages et confidences de nos proches et moins proches qui nous ont été offerts durant cette traversée, et que nous découvrons à terre pour certains. Merci ! Et à demain pour te raconter la suite car l’aventure ne saurait s’arrêter tant que nous n’aurons remis le bateau en état et que nous ne l’aurons transmis à l’équipage qui aura la mission de le ramener à son port d’attache : c’est aussi cela la fierté de notre aventure, celle de transmettre ! Éric
Lettre à Phochit #21
Jour 21 : Cher Phochit, Nous avons trouvé un « ange gardien » en la personne de Éric (un autre !), à peine débarqués à Mindelo. Éric est installé depuis plus de 15 ans au Cap Vert, et nous accueille en son gîte depuis notre arrivée. Et nous le découvrons au fil des repas et breuvages et trajets partagés avec lui. Nous découvrons une personnalité bluffante derrière un air parfois bourru, brut de décoffrage. Éric est à la retraite d’une carrière de capitaine armateur de navire de pêche. Mais ce serait bien réducteur de l’en tenir à cette unique casquette car il est également biologiste, informaticien, chercheur, convoyeur de navires, bâtisseur, plongeur, expert maritime et sans doute a-t-il encore d’autres facettes que sa pudeur ne nous a pas encore révélée. Il connaît Mindelo comme sa poche et grâce à lui en quelques heures nous avions les bons interlocuteurs pour faire réparer notre safran, refaire les ferrures de fixation, tailler sur mesure des cloches de tangon dignes de ce nom ; Il est également notre GO et prend à cœur de nous faire découvrir les alentours avec nos épouses qui nous rejoignent depuis Paris : c’est ainsi que nous profitons de ces quelques jours d’arrêt pour sortir des sentiers battus et découvrir la musique et le rythme qui font l’âme de cette ville de Mindelo, et dont les autochtones sont en quasi addiction : pas un bar, pas un restaurant, pas un détour d’une rue sans que cette musique ne berce nos oreilles, sans que des voix improbables au détour d’un groupe de musiciens non moins improbables s’égayent alentours. Nous avons débarqués il y a à peine quelques dizaines d’heures et pourtant avons l’impression que ce pays nous a accueilli depuis des lustres. En parallèle nous suivons les premiers arrivées en Martinique. Les leaders pressentis sont au rdv, leur trajectoire et leur temps de course sont exemplaires et dignes des skippers professionnels de la dernière transat Jacques Vabre. Nous n’avons pas à rougir de la nôtre. Ils ont tous ou presque plusieurs transats à leur actif, et une expérience sans commune mesure. Une telle épreuve 1ère du genre pour des amateurs n’a pas d’équivalent et les messages de nos pairs nous témoignant chacun à leur manière leurs encouragements face à cette décision difficile de renoncer nous rappelle que c’est la trajectoire qui importe. La déception est réelle. Mais elle n’a pas de poids face à l’extraordinaire « pèlerinage » intérieur tel que j’ai le sentiment d’avoir vécu, dont il me faudra encore quelques jours pour trouver les mots pour mieux le partager. A moins qu’il soit indicible ?! Cette arrivée non prévue au Cap Vert, loin de l’agitation de la fête que la Martinique nous réservait, est finalement une sorte de sas de décompression bienvenu que j’accueille avec un bonheur certain ; car la douceur qui caractérise ce séjour contraste tellement avec ces 4 derniers jours de notre traversée où les coups incessants de butoir de notre étrave bravant les vagues de face, qui ont eu raison de notre diagonale tribord, est édifiant ; je suis saisi, et je compte bien me laisser saisir par cette douce quiétude qui m’envahit et qui laissera peu à peu sa place aux retrouvailles avec nos proches, au quotidien de nos vies « normales ». Ce poème, glané lors de mes lectures à bord, décrit finalement assez bien ce que mes propres mots ne parviennent à exprimer. Je te le partage. Modestement, car il a été écrit pour des coureurs autour du monde, que je ne suis n’y prétends devenir : Que voulaient ils faire Ces hommes sans peur Du globe parcourant les plus dures des mers Cherchaient ils le bonheur De lutter de souffrir De prouver leur valeur De pays assoupis désireux de partir D’une vie trop facile et du confort lassés Voulaient ils du passé Faire surgir la peur Et de la préhistoire l’ancestrale frayeur ? Peut être sentaient ils qu’en raison de l’absence Ils auraient dans nos cœurs une intense présence Éric